Dans le livre I, son Éminence Mohammad Bâqer al-Sadr, s'est soucié de répondre aux dogmatiques du scientisme et à tous ceux qui, entichés de "rationnel" et de "réalité scientifique", se montrent sceptiques relativement à l'occultation et à la parousie de l'Imam al Mahdî. Maintenant, il nous semble opportun de changer complètement de registre et d'amener le lecteur vers un autre chercheur dont le souci principal est d'étudier la croyance à al Mahdî comme un fait purement religieux et spirituel, en dehors de toute considération historique non immanente à ce fait.
En effet, Henri Corbin, après avoir disséqué, pendant 20 ans, tous les Hadiths et Récits hagiographiques sur les Douze Imams d'Ahl-ul-Bayt en général, et sur l'Imam al Mahdî en particulier, et après avoir recueilli et examiné, en tant que chercheur objectif, les témoignages de tous ceux qui affirment avoir rencontré l'Imam Caché, en songe ou en état d'éveil, a écrit un monument de quatre volumes sur ce sujet, en s'appliquant tout au long de sa recherche, à replacer la question d'al Mahdî dans son contexte spirituel, et en s'employant à étudier et à expliquer cette question phénoménologiquement, ou en d'autres termes en s'efforçant de "rencontrer le fait religieux en laissant montrer l'objet religieux tel qu'il se montre à ceux à qui il se montre" (c'est-à-dire à ceux qui croient fermement à al Mahdî).
" Cet oeil de l'âme qui jamais ne sommeille "
«L' "histoire" du XIIe Imâm, écrit Henri Corbin, est une hagiographie dont nous essayerons d'indiquer ici les principaux événements. Mais prévenons d'emblée qu'une fois franchi le seuil de l'hagiographie du XIIe Imâm, il apparaîtra au lecteur que ce que l'on appelle communément critique historique, a perdu la quasi-totalité de ses droits. En revanche, si nous acceptons de déposer devant ce seuil les revendications de cette critique en faveur d'une perception des choses véritablement phénoménologique, nous nous rendrons disponibles pour percevoir et comprendre, avec l'organe approprié, la signification des événements qui adviennent «entre les temps» et l'ordre de réalité supérieure que ces événements annoncent, parce qu'ils appartiennent à cet ordre supérieur.
»Toute hagiographie a des témoins à produire, souvent en grand nombre, comme dans le cas du XIIe Imâm. Elle ne peut pour autant produire des certificats, attestations et documents du genre de ceux qu'exige notre obsession de l'historicité matérielle exotérique, laquelle a fini par ne plus se représenter qu'un seul plan de réalité admissible pour qu'il y ait "événement".
»Pour exiger de l'hagiographie qu'elle produise ses documents critiques, il faut commencer par dégrader l'ordre de réalité qui est propre aux événements que rapporte l'hagiographie. Il y a longtemps, sans doute, que le travail de dégradation se poursuit. Moins l'on est apte à percevoir qu'il y a des «événements dans le Ciel», plus l'on exigera des preuves d'historicité matérielle. Plus on perd le sens des événements dont la réalité est essentiellement mysterium liturgicum, plus on effacera de fêtes du calendrier. Ce que l'on appelle aujourd'hui «matérialisme historique» a de lointains précurseurs, jusque dans la théologie. Il est donc possible que tout ce que nous rapporterons ici concernant l'hagiographie du XIIe Imâm, apparaisse à l'historien comme reposant sur des documents sans valeur objective. Et pourtant les événements sont arrivés! Mais les documents qui gardent la seule trace que puissent laisser des événements accomplis dans le malakût, ne sont que des dépouilles, des chrysalides, si l'on n'en a pas la clef. En revanche pour tout philosophe professant un minimum de «réalisme spirituel», ces documents apparaîtront comme inappréciables.
»Autrement dit, l'organe de perception doit être ici « cet oeil de l'âme qui jamais ne sommeille», comme dit Philon d'Alexandrie. Les événements qui se situent dans le temps du XIIe Imâm, qu'ils soient relatés dans des documents qui appartiennent au passé, au présent ou à l'avenir, ces événements, eux, ne peuvent pas être saisis par un autre organe que les «sens spirituels» dont parlent tous nos théosophes. Aussi bien l'Imâm, absent pour la perception sensible, serait encore invisible comme tel, même s'il était là en personne, pour tous ceux qui sont incapables de voir autrement que de la manière dont ils perçoivent un objet quelconque dans le monde extérieur. Or l'épiphanie de l'Imâm, sa parousie, ne peut se produire tant que la conscience des hommes n'y est pas éveillée. Elle ne peut advenir «entre temps» que pour le petit nombre de ceux qu'il choisit lui-même, ceux qui peuvent en avoir la conscience spirituelle ( ma'rifat), non pas la simple connaissance extérieure dont même l'animal est capable. C'est ce que nous ont enseigné les textes qui, en nous rappelant ce que signifie «voir l'Imâm en Hûrqalyâ», sous-entendaient que le monde suprasensible de Hûrqalyâ et le monde matériel sensible coexistent, s'interpénètrent, se contiennent l'un l'autre; Hûrqalyâ est à la fois au-dessus de nous, autour de nous et à l'intérieur de nous.
»Quand, par notre inscience, il n'est pas à l'intérieur de nous, il ne peut être ni connu ni reconnu de nous «nulle part», car rien ne peut être connu extérieurement que grâce à une modalité correspondante qui soit en nous. Extérieurement, pour comprendre la présence occulte de l'Imâm caché, demeurant invisible en ce monde, on peut encore se référer à la manière dont le bouddhisme mahayaniste se représente la personne du bodhisattva qui renonce à quitter ce monde, et diffère d'entrer dans le nirvana avant d'avoir sauvé tous ceux dont il a la charge.
»Intérieurement, on pensera à la manière dont Mollâ Sadrâ, par exemple, professe que toute âme, toute entité spirituelle, porte en elle-même son ciel ou son enfer. Simples indications en vue d'un modus intelligendi qui comporte sa rigueur propre; sinon, autant passer un aveu d'impuissance à comprendre tout ce qui est hiérognose, perception des mondes invisibles et des événements visionnaires dont se compose la hiéro histoire. Au chercheur qui «sauve les phénomènes» en procédant comme un pèlerin au coeur sincère, les événements révéleront, mieux que tout exposé théorique, le secret de l'âme chi’ite, un secret dont la force défie victorieusement, depuis dix siècles, les puissances du doute et du refus.»
Les témoignages détaillés et très précis de tous ceux qui, depuis l'occultation de l'Imam al Mahdî racontent comment ils l'ont rencontré, le plus souvent, en songe visionnaire, paraissent tellement concordants et tellement saisissants qu'Henri Corbin les déclare comme "continuant l'hagiographie du XIIe Imam"et leur consacre une place prépondérante dans sa recherche.
Comment, quand, où et à qui al Mahdî peut être visible depuis son occultation, d'après l'examen de ces témoignages? En voici quelques éléments de réponse que nous extrayons de l'exposé exhaustif fait par Henri Corbin sur ce sujet:
«L'Imâm caché, jusqu'à l'heure de sa parousie, ne se rend visible qu'en songe ou bien en certaines manifestations personnelles qui ont alors le caractère d'événements visionnaires (....) Les récits de ces visions théophaniques sont nombreux dans les livres chi’ites; il y aurait à en opérer le classement typologique. Le plus souvent, le XIIe Imâm apparaît sous la forme d'un jeûne enfant ou d'un adolescent d'une grande beauté. Il se manifeste dans les cas de détresse matérielle ou de tourment spirituel, au détour d'un chemin, par exemple, ou dans une mosquée où le fidèle se trouve solitaire. Le plus souvent, celui-ci comprend sûrement après coup que c'est l'Imam qui s'est montré à lui. Chaque fidèle chi’ite sait qu'il peut l'appeler à son aide. On connaît même la typographie du lieu secret où il réside. (....)».
«Si la hiéro histoire du shî'isme est remplie de ces visions théophaniques, celles-ci ne se produisent jamais que sur l'initiative de l'Imâm, et si l'Imâm apparaît presque toujours sous la forme d'un jeune homme d'une très grande beauté, presque toujours aussi, sauf exception (nous en verrons plus loin un cas) celui à qui fut donné le privilège de cette vision, ne prend conscience que plus tard de celui qu'il a vu. Sauf exception, un strict incognito enveloppe ces manifestations, ce même incognito qui préserve la chose religieuse de toute socialisation. «Beaucoup d'hommes, écrit l'un de nos théologiens, 'Ali Asghar Borûjardî, ont vu la beauté parfaite de cet Élu (le XIIe Imâm), mais ils ne l'ont reconnu qu'ensuite, après qu'il les eut quittés», en comprenant que l'action bénéfique produite, matérielle ou spirituelle, n'avait pu être l'oeuvre que de l'Imâm. Certains l'ont vu au temps du pèlerinage de La Mekke; d'autres en la mosquée de Koufa (l'ancienne cité chi’ite par excellence); d'autres en quelque lieu saint chi’ite, mais jamais il ne s'agit d'une vision collective, car même si les hommes le "voient", ils sont incapables de le reconnaître. C'est cela justement la Grande Occultation. L'Imâm va et vient dans tous les lieux du monde, sans immaner à un lieu, sans être fixé, contenu, dans un lieu.»
«Parmi les multiples récits concernant les apparitions de l'Imâm au «temps de la Grande Occultation», les quatre textes dont nous proposons ci-dessous la traduction, appartiennent à des types différents. Deux d'entre eux (le premier, récit de la fondation de Jam-Karân, et le quatrième, rencontre dans le désert) mettent le fidèle en présence de l'apparition de l'Imâm en personne. Les deux autres (le second, récit du voyage à l'Ile Verte, et le troisième, le voyage aux cinq îles) conduisent le fidèle en présence des compagnons ou des fils de l'Imâm. Chaque fois, certes, la rencontre résulte d'une décision secrète de l'Imâm; à l'homme de s'y rendre apte, mais ce n'est pas à l'homme de décider qu'il veut le rencontrer et encore moins d'y réussir (une anecdote nous le rappellera ci-dessous). En outre, il peut arriver que la présence de l'Imâm fasse irruption dans le lieu où se trouve le fidèle ou le pèlerin, et là même le transfère au lieu de sa présence (quatrième récit). Et il peut arriver que l'épisode visionnaire commence soit par la manifestation de personnes «appartenant au monde de l'Imâm» et qui progressivement font pénétrer le pèlerin dans ce monde (premier et deuxième récits), soit par un prologue initiatique, une navigation par exemple, qui à l'insu des intéressés, les mène dans un monde inconnu (troisième récit).
»Tous les récits ont ce trait commun et caractéristique que le passage de la topographie du monde sensible à celle du monde inconnu, s'accomplit sans que les sujets aient conscience du moment précis où s'opère la rupture. Ils ne s'en aperçoivent que lorsqu'ils sont déjà «ailleurs». Détail encore caractéristique: l'irruption du monde de l'Imâm dans notre monde peut se prolonger par quelque trace matérielle (v. g. un édifice construit sur son ordre); ou, fait plus troublant, le pèlerin peut rapporter de sa rencontre un objet témoin (un livre, une bourse, par exemple). Il arrive aussi que la portée de l'événement fasse du récit un véritable récit d'initiation, c'est-à-dire d'initiation à la doctrine chi’ite, au secret de l'Imâmat (deuxième et troisième récits).»
Il est à noter qu'ici, Henri Corbin a mis l'accent, essentiellement, sur la tendance mystique " 'irfânî" dans le Chî'isme. Les personnes qui aspirent à rencontrer l'Imam caché, agissent à la façon d'un soufi en quête d'un maître ou d'un guide spirituel. Mais au lieu de rechercher, à travers une tarîqah (congrégation soufie) un maître soufi, aux pouvoirs nécessairement limités, le mystique choisit comme "pôle spirituel directement l'Imam lui-même sans intermédiaire", lequel étant le seul à même de dévoiler toutes les révélations prophétiques, permet au fidèle d'atteindre à l'épanouissement spirituel auquel il aspire.
Ceci dit, ces récits et ces témoignages multiples, sont racontés avec une telle force de conviction qu'elle ébranle l'incrédulité ou les réserves de tout esprit sceptique. Loin d'être usés à la longue et à travers les âges, ils paraissent plutôt renouvelables et toujours d'actualité. Conscient que cette vérité pourrait laisser perplexes certains lecteurs, Henri Corbin après avoir posé la question inévitable "qui vient spontanément à l'esprit du lecteur informé de l'évolution de l'Orient contemporain: que signifie, par exemple, pour la jeunesse iranienne de nos jours, la mystérieuse figure du XIIe Imâm?", il y répond en rapportant un témoignage significatif à cet égard:
«Et cela donne justement son importance au témoignage que j'eus l'occasion de rapporter ailleurs et qu'il m'apparaît opportun de reproduire ici, parce qu'il émanait d'un jeune Iranien de mes amis (un "moins de trente ans"), éminemment représentatif de la jeunesse étudiante formée en Occident pour laquelle sont en général réunies toutes les conditions du déracinement spirituel (nous pourrions dire: toutes les conditions qui mènent à l'oubli de ses origines le jeune prince parthe du «Chant de la Perle» des Actes de Thomas). Il achevait ses études dans une université de Suisse. Il eût pu être comblé en ce pays, et pourtant il passait la plupart de ses soirées à évoquer avec nostalgie, en la compagnie d'un jeune compatriote étudiant comme lui, les vastes déserts de l'Iran et le pèlerinage de la ville sainte de Qomm (à 140 km au sud de Téhéran). Et voici qu'une nuit, le pèlerinage qu'il attendait de pouvoir accomplir en réalité, il le fit en songe. Le récit qu'il m'en fit portait si typiquement les traits d'un songe initiatique, la puissance archétype s'y fait sentir avec une telle force que je lui demandai de le mettre par écrit. Avec sa permission, tout en ne le désignant discrètement que par ses initiales H. B., je reproduis ici son récit:
"Une nuit, j'ai rêvé qu'avec mon ami nous nous étions mis en marche, partant de Téhéran pour aller à Qomm. Nos vêtements n'étaient pas ceux de tous les jours, mais ceux que portent chez nous les derviches (les soufis). Nous avions suivi à travers champs les sentiers qui, dans la direction du sud, mènent vers Qomm. Nous allions aborder le désert du sud de Téhéran, lorsque soudain, apparurent devant nous des créatures de taille immense, quelque chose comme des dragons. Brusquement je cessai de voir mon ami. Il me sembla qu'il avait rebroussé chemin et était retourné vers le nord. Je sentis que j'étais seul. Mais voici qu'entre mes mains il y avait quelque chose comme une lance, si longue que je n'en ai jamais vu de pareille dans la réalité. Je combattis avec les dragons longtemps, longtemps. Finalement je dus réussir à les mettre en pièces, car je vis qu'un torrent qui passait là, emportait les dragons disloqués, et moi-même je fus immergé dans ce torrent. Je sortis de ce bain, et je sentis que j'étais nu. Mais voici qu'on jeta sur mes épaules une longue pièce d'étoffe. A ce moment-là, j'avais l'impression que le terrain où je marchais exhalait de la vapeur ou du brouillard; on ne voyait rien. Soudain la ville sainte m'apparut au loin, avec le dôme d'or étincelant et les minarets de l'enceinte sacrée. M'étant dirigé vers la ville, j'arrivai à un carrefour plafonné en voûte. Là on me désigna la maison de l' Imâm attendu. La porte en était grande ouverte. Une courte distance de quelques centaines de pas me séparait de la maison de l'Imâm... A ce moment-là je m'éveillai de mon rêve. Mais j'en ai gardé une impression profonde. L'essentiel m'en apparaît comme étant la distance qui me séparait de la porte ouverte de la maison de l'Imâm; car depuis lors, le sentiment que j'ai de ma vie, en songe ou à l'état de veille, c'est qu'elle consiste à parcourir cette distance, parce qu'elle est la mesure exacte de ma vie; elle règle le temps et l'harmonie de mon existence tout entière; elle est le temps et l'espace réels que j'éprouve sur cette Terre"».