- Madame, nous ne venons pas ici pour vous voler quoi Que ce soit. Nous savons bien que ce que vous venez de dire est vrai. Nous apportons un peu de nourriture, et de l'eau, pour les
enfants et les femmes endeuillées de votre camp.
Le petit groupe approcha encore. Zaynab put distinguer une femme, précédant quelques soldats portant des récipients pleins d'eau et de grands paniers remplis de pain. Zaynab demanda à la
visiteuse qui elle était:
- Madame, je suis la veuve de Hor. Mon époux était général dans l'armée de Yazid. Il commandait un millier d'hommes. Hier il est venu rejoindre votre frère et a combattu à ses côtés.
Quelques-uns des soldats d'Omar fils de Saad ont craint que vous ne mourriez de faim et de soif, et de ne pouvoir vous conduire jusqu'à Yazid, comme celui-ci leur a ordonné de le faire. Ils m'ont
demandé de les accompagner pour vous apporter à boire et à manger.
-ô ma sœur, répondit Zaynab. Nous avons tous une dette envers votre mari, qui a donné sa précieuse vie pour défendre Houssein. Il était notre hôte, et nous n'avons rien pu lui offrir, ni à
boire, ni à manger !
Zaynab se souvint de la promesse qu'elle avait faite à son frère, avant qu'il ne les quitte. Elle prit un broc d'eau et alla réveiller Soukeina.
- Soukeina, mon enfant! Il y a enfin de l'eau pour toi. Lève-toi! Bois! Rafraîchis tes lèvres et ta gorge desséchées!
- Ma tante, toi aussi tu es restée sans rien boire depuis des jours. Pourquoi toi-même ne bois tu pas
- Bois, Soukeina! Ni ton père, ni ton oncle Abbas, ni ton frère Akbar n'ont encore bu l'eau fraîche des sources du Paradis! Ils attendent que tu aies d'abord étanché ta soif. Bois,
Soukeina, pour qu'eux aussi puissent boire l'eau de Kawsar !
***
Après la mise à sac du camp de la Famille du Prophète, les officiers de l'armée de Yazid s'étaient réunis autour de leur commandant. Ils cherchaient un moyen d'assouvir leur soif de
vengeance. L'un d'eux suggéra de faire piétiner les corps des Martyrs du camp de l'Imam Houssein sous les sabots des chevaux. Omar fils de Saad trouva l'idée excellente, et ordonna de la mettre à
exécution. Mais plusieurs membres du clan des Bani Asad déclarèrent qu'ils ne permettraient pas que l'on profane de la sorte les cadavres de ceux des morts qui étaient leurs parents. D'autres
soulevèrent la même objection à propos des compagnons de l'Imam Houssein, qu'ils soient ou non membres de leur tribu. Finalement Omar fils de Saad ordonna que seul le corps de l'Imam Houssein
subirait ce traitement. On ferra spécialement de neuf pour cette occasion plusieurs chevaux. Quand les morts de l'armée de Yazid eurent été enterrés, quand les corps des Martyrs eurent tous été
décapités, les cavaliers passèrent et repassèrent sur le corps de l'Imam Houssein, sur le corps de l'enfant préféré du Saint Prophète, sur le corps de l'un des deux Princes de la jeunesse du
Paradis...
***
C'est un soleil de la couleur du sang qui se leva sur le matin du ll Moharram. Etait-ce l'effet de la poussière qui emplissait l'air au-dessus de la plaine de Karbala? Ou bien l'astre du
jour avait-il honte de devoir éclairer le spectacle de la profanation des corps des Martyrs, de l'humiliation de la Famille du Prophète? Ou rougissait-il de colère d'être le témoin impuissant de
tant de bassesse et d'ignominie?
Omar fils de Saad était parti pour Damas, ne voulant laisser à personne d'autre le soin d'annoncer sa victoire au Calife. Les soldats de Yazid enchaînèrent les femmes et les enfants. Les
voiles qui masquaient aux regards les visages des femmes avaient été arrachés. Les cous, les mains, les pieds furent liés de cordes et de chaînes. Les mains des femmes étaient attachées au cou
des enfants. Tous furent hissés sur des chameaux sans selle. La caravane se mit en mouvement. Devant, en procession, venaient les têtes. Les têtes des Martyrs, plantées au bout de
piques.
Soixante-dix-huit têtes, soixante-dix-huit glorieux combattants de la Foi: outre l'Imam Houssein, dix-sept membres de la Maison du Prophète et soixante fidèles Chïtes. La tête de l'Imam
Houssein précédait les autres. Derrière la caravane, couvert de lourdes chaînes, titubant de fièvre et d'épuisement, Ali Zayn Abidine suivait à pied.
La caravane marchait vite. Quand parfois un enfant glissait et tombait à terre, la femme à laquelle il était lié tombait également. Alors un soudard se jetait sur eux, levait son fouet, et
frappait, frappait...
Au milieu de l'après-midi, on arriva sous les murs de Koufa. Pendant qu'un messager était dépêché auprès du Gouverneur Obeidoullah, les soldats se reposèrent à l'ombre, se restaurèrent, se
rafraîchirent... Les captifs demeurèrent en plein soleil, sans boire ni manger.
Le messager revint. Obeidoullah fils de Ziyad attendait ses prisonniers au palais. Le cortège devait suivre les principales rues de Koufa et traverser le marché principal. On se remit en
marche. Un crieur allait devant:
-Habitants de Koufa ! Houssein fils d'Ali, qui avait refusé de reconnaître l'autorité du Commandeur des Croyants, votre bien-aimé Calife Yazid, a été tué, ainsi que ses Chïtes ! Les femmes
et les enfants de sa Famille ont été faits prisonniers. Ils vont être conduits devant le Calife, qui décidera quel châtiment doit leur être infligé.