Karbalâ’, terre d’épreuve et d’affliction. Ce dixième jour du mois de moharram, l’Imam Hossayn a perdu, les uns après les autres, ses plus chers compagnons, puis tous ses proches, les
jeunes gens de la Demeure prophétique, à commencer par son fils, ‘Alî Akbar. Plus de soixante dix fois, pour la mort de chacun des martyrs, il a lui-même enduré le martyre.
Zaynab, sa sœur, a vu partir ses fils, ses neveux, ses petits-cousins et ses demi-frères, dont il ne reste plus désormais qu’Abû l-Fazl, le lion, dernier soutien de Hossayn, ce frère tant
aimé dont elle n’avait jamais supporté d’être séparée plus d’un jour…
Abû l-Fazl se présenta devant son frère Hossayn, et lui demanda la permission de partir au combat. L’Imam, la Paix soit avec lui, laissant couler de chaudes larmes. Le moment était donc
venu de se retrouver seul… Le moment était donc venu qu’Abû l-Fazl, la personne la plus proche de l’Imam Hossayn, aille se coucher parmi les martyrs…
Depuis le début de ce jour de ‘Ashûrâ’, Abû l-Fazl avait été sans faillir le porte-étendard du campement. Si Hossayn était le soleil, Abû l-Fazl était sa pleine lune : il tirait de l’Imam
sa lumière, les autres la recevaient de lui. Hossayn était la miséricorde divine toute-embrassante, lui en était la porte. Et le moment était venu que l’étendard se mette en berne, que la pleine
lune disparaisse et que la porte se referme…
« Puisque vraiment tu dois partir pour ce voyage de l’au-delà, va donc chercher de l’eau pour ces enfants et ces femmes qui se meurent de soif ! »
Abû l-Fazl, le lion, se saisit de sa lance, enfourcha son coursier, prit avec lui une outre et partit en direction de l’Euphrate. Arrivé au bord du fleuve, il se retrouva encerclé par
quatre milles cavaliers. Le lion, sans crier gare, fonça sur eux, en faucha quelques dizaines et fit tant et si bien qu’il les mit en déroute.
Il poussa sa monture dans le fleuve, se pencha pour prendre une poignée d’eau, l’approcha de ses lèvres desséchées… puis la laissa couler sans y avoir goûter. Comment, tu goûterais la
fraîcheur avant même que ton frère et ton Imam y goûte ? Tu boirais à ta soif quand d’autres meurent de soif ? Ce n’est pas là l’esprit chevaleresque des hommes de la foi.
Abû l-Fazl remplit l’outre qu’il avait avec lui, tout heureux à l’idée de ramener de l’eau à ces femmes et enfants dont il portait l’espoir. Mais les maudits qui étaient revenus en force
n’entendaient pas le laisser faire. Ils se mirent à le harceler sans s’approcher de lui, car s’approcher de lui, c’était perdre sa vie.
Soudain un soudard surgit de derrière un palmier où il était caché et d’un coup de sabre lui tranche la main droite. Mais Abû l-Fazl, serrant l’outre sous son bras coupé, saisit son sabre
de la main gauche :
Par Dieu, même si vous coupez ma main droite,
Je défendrai jusqu’au bout ma foi,
Ainsi qu’un Imam authentique, en toute certitude,
Le fils du Prophète pur et fidèle !
Mais un autre soudard parvint par surprise à couper sa main gauche :
O mon âme, ne crains rien de ces mécréants
Réjouis-toi de la miséricorde du Tout-Puissant !
Le lion éperonna son coursier, car tant qu’il avait l’eau, il y avait espoir de pouvoir faire s’épanouir un sourire de bonheur sur les fleurs fanées du jardin de Fâtima. Mais voilà qu’un
maudit ajusta une flèche qui vint transpercer l’outre… et ‘Abbas regardait l’eau qui s’en écoulait en même temps que l’espoir s’écoulait de son âme : jamais il ne pourrait porter l’eau aux
enfants et ceux qui l’attendaient se morfondraient en vain…
Sans espoir et sans mains, il ne pouvait rien faire, sauf appeler son frère à venir au secours, avant que de tomber du haut de son cheval, le corps criblé de flèches, de coups de sabres et
de lances, la tête fracassée d’un coup de masse d’arme, tomber du haut du cheval, pour aller s’écraser… sans mains pour amortir sa chute.
L’Imam Hossayn, en arrivant, ne pouvait plus que dire :
« Maintenant, mes reins sont brisés et je n’ai plus aucun recours ! »
Voulant voir une dernière fois son dernier né, qui tétait encore sa mère, l’Imam Hossayn le trouva en train de mourir de soif, cherchant désespérément à tirer quelque goutte de lait d’un
sein qui se désolait de n’avoir plus à en offrir. Le prenant dans ses bras, il s’adressa aux ennemis :
« O gens, si vous n’avez nulle pitié de moi, ayez au moins pitié de cet innocent bébé ! »
Mais ces êtres maudits n’avaient plus rien d’humain : au lieu d’eau, c’est une flèche qu’ils envoyèrent en réponse, une flèche qui vint égorger le bébé dans les bras de son père… Après un
violent sursaut, le petit corps resta inerte, offrant à son papa un dernier petit sourire…
L’Imam remplit sa main du sang qui s’échappait de la gorge tranchée, puis le lança vers le ciel en disant :
« Ce qui me facilite les malheurs qui m’arrive, c’est que cela se fait sous le regard de Dieu… »
Et aucune goutte de ce sang ne retomba en terre.
L’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui, contempla longuement les corps de ses compagnons et de ses proches parents, puis se dirigea vers les tentes pour faire ses derniers adieux aux femmes
et à son seul fils survivant, le futur Imam après lui, qu’une mystérieuse maladie avait cloué sur sa couche.
Sa sœur, ses épouses, ses filles, toutes l’entouraient à présent, pleurant, tournant autour de lui, l’une lui baisant la main, l’autre embrassant ses pieds, une troisième osant une dernière
caresse sur le visage tant aimé. Sukayna, du haut de ses dix ans, lui demanda :
« Papa, tu te livres à la mort ?
— Et que ferais-je d’autre, tout seul et sans ami ?
— Papa, ramène-nous chez nous ! »
Hossayn n’avait pas connu, dans tous les malheurs de ce jour, d’épreuve aussi pénible. Son cœur était brisé, son corps était paralysé et sa gorge, serrée autant que desséchée, restait sans
voix. Seules de chaudes larmes trouvaient encore la force de couler de ses yeux et d’inonder sa barbe…