Karbalâ’, terre d’épreuve et d’affliction. En ce dixième jour du mois de moharram, les épreuves s’abattent, les unes plus lourdes que les autres, sur le campement des Gens de la Demeure
prophétique : les pluies de flèches succèdent aux combats singuliers et les assauts aux pluies de flèches… Les uns après les autres, les compagnons les plus fidèles que le monde ait connu,
goûtent au nectar du martyre, donnant leur vie pour nous montrer le chemin de la foi et de l’humanité : Horr, l’homme libre en ce monde et dans l’autre ; Borayr, qui lisait le Coran chaque nuit
en entier et pendant quarante ans fit la prière de l’aube sans avoir fermé l’œil ; Habîb, fils de Mazâhir, le vieux compagnon qui déjà combattait aux côtés de ‘Alî fils d’Abû Tâleb, Commandeur
des Fidèles, la Paix soit sur lui ; et tant d’autres encore dont les noms brillent comme des astres au firmament de l’islam et de l’humanité…
L’humanité dont on aurait dit qu’elle s’était toute entière donnée rendez-vous dans cette poignée d’hommes. C’était comme si toutes les races, toutes les classes sociales, hommes aussi bien
que femmes, adultes et enfants, tous avaient voulu offrir leur martyr et dire : « Nous aussi, nous étions là ; nous aussi, nous pouvons être du peuple de la foi ; nous aussi, nous voulons
construire l’humanité de justice et de vérité ; toutes les différences d’âge, de sexe, de race et autres choses s’effacent devant Dieu, et seules restent la foi, la vertu, la valeur intrinsèque
qui fait un être humain… »
Djawn était noir comme l’ébène. Ancien esclave, il avait été affranchi par Abû Dharr al-Ghaffârî, le grand compagnon du Prophète, que les Prières et la Paix divines soient sur lui et les
siens. De ce jour, il était resté attaché au service de ce fidèle parmi les fidèles, et il avait appris de lui la valeur d’un engagement sincère, d’un engagement auquel on se tient jusqu’au bout,
quelqu’en soit le prix.
N’était-ce pas Abû Dharr, celui dont le Prophète disait que le soleil ne se levait pas sur une langue plus véridique que la sienne, n’était-ce pas Abû Dharr qui n’avait pas hésité à
dénoncer ouvertement la forfaiture du troisième Calife usurpateur, Othmân fils de ‘Affân, et les exactions de ses proches à qui il avait confié les plus importantes charges gouvernementales ? Et
pour cela, ‘Othmân avait envoyé le vieil Abû Dharr, le vieux compagnon du Prophète, finir ses jours en exil, tandis qu’il plaçait à des postes de direction des anciens ennemis du Messager de Dieu
!
Djawn partageait aussi avec son ancien maître l’amour qu’il vouait à la Sainte Famille des Gens de la Demeure prophétique. C’est donc tout naturellement qu’il s’était joint à la caravane de
l’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui. Maintenant, il voulait lui aussi verser son sang pour le petit-fils de l’Envoyé de Dieu. Il s’approcha donc de l’Imam Hossayn :
« La Paix soit avec toi, ô fils du Messager de Dieu, que Dieu prie sur lui et les siens ! Permets-moi, mon Seigneur, d’aller à mon tour à la rencontre de la mort !
— La Paix soit avec toi, Djawn ! O Djawn, tu nous as suivi par amour pour nous, mais en tant qu’affranchi, il ne t’incombe pas de livrer ce combat. Ne te lance pas pour nous dans une
épreuve qui sera sans issue. Prends donc, avec ma permission, un chemin qui t’évite ces malheurs.
— O fils de l’Envoyé de Dieu, j’ai partagé avec vous vos repas dans les jours d’aise et de bien-être, et je vous laisserais sans partager le calice du martyre à l’heure de l’épreuve ? Mon
sang serait-il indigne de se mêler à celui de ces nobles seigneurs des grandes tribus arabes ? Mon seigneur, je t’en prie, ne me prives pas d’entrer au Paradis en votre compagnie ! »
L’Imam Hossayn donna sa permission, et Djawn se précipita, plein de joie, vers le champ de bataille. L’usage des guerriers arabes était alors, avant d’entamer le combat, d’improviser
quelques vers dans lesquels ils tiraient gloire de leur lignage et de leur réputation au combat. Djawn, l’ancien esclave affranchi, ne pouvait bien sûr faire valoir ni lignage, ni réputation…
mais il pouvait afficher la vérité simple et crue de son choix d’être humain :
Comment les mécréants voient-ils les coups de l’homme noir ?
Des coups de sabres pour protéger les enfants du Prophète ?
Je prendrai leur défense par la langue et la main,
Espérant par cela entrer au Paradis en arrivant là-haut.
Un jeune adolescent se trouvait, lui aussi, en compagnie de ses parents, parmi les fidèles des Gens de la Demeure prophétique. Son père était déjà tombé martyr et sa mère, maintenant, le
poussait à partir à son tour au combat :
« Va, mon tout jeune fils ! Va et bas-toi devant le fils de l’Envoyé de Dieu, que Dieu prie sur lui et les siens ! »
Il s’élança donc vers le champ de bataille, mais l’Imam Hossayn le fit revenir : déjà, son père était martyr, sa mère pouvait ne pas souhaiter perdre celui qui lui restait. Mais
l’adolescent fit remarquer que c’était sa mère elle-même qui l’avait poussé à combattre et que lui-même n’en était que plus heureux de pouvoir ainsi aller se sacrifier pour la religion de Dieu et
les enfants de l’Envoyé de Dieu.
Etant d’origine modeste, il n’avait, comme Djawn, ni lignage, ni réputation à faire valoir dans ses vers. Mais il se rattacha alors au meilleur lignage et à la meilleure réputation qui
soient :
Mon Emir est Hossayn : quel excellent Emir !
La joie du cœur du Messager de la bonne nouvelle !
Ses parents sont Fâtima et ‘Alî :
Connaissez-vous quelqu’un qui soit ainsi ?
Son visage est pareil au soleil du matin,
La tache de son front est un vrai clair de lune.
Lorsqu’il tomba martyr, les hommes de ‘Omar Ibn Sa‘d le décapitèrent et jetèrent sa tête dans le campement de l’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui. Sa mère la ramassa et la serra contre
elle en disant :
« Bravo à toi, mon tout jeune fils ! Bravo à toi, joie de mon cœur ! Bravo, à toi, lumière de mes yeux ! ».
Puis elle lança avec fureur la tête décapitée de son fils sur un cavalier ennemi, qui tomba de cheval et mourut. Se saisissant alors d’un pieu, la vieille mère au cœur meurtri se rua sur
l’ennemi en déclamant ces vers :
Je suis la vieille servante de mon seigneur,
Faible, frêle et chétive, seule et sans plus personne,
Je vous assène des coups pleins de violence,
Pour défendre les enfants de Fatima la noble.