L'Imam Houssein fut soudain submergé par le souvenir de son frère, et il ne put retenir ses larmes à la pensée de cette ultime preuve d'amour. Par delà la tombe. Hassan lui laissait son
fils Qasim pour le défendre en ce jour !
L'Imam Houssein se reprit avec effort. IL leva les yeux vers Qasim :
- Mon cher enfant, la volonté de ton père est pour moi un ordre. Il ne me laisse pas le choix. Va Qasim !
C'est ce que veux ton père. Le Martyre est ton destin, je dois l'accepter !
Qasim retourna faire ses adieux à sa mère. Oumm Farwa lut la satisfaction sur le visage de son fils, et comprit que l'heure était arrivée. Lentement elle se leva :
- Mon fils, toutes ces années, j'ai attendu le jour où tu atteindrais l'âge de te marier, et pour cette occasion j'ai gardé le vêtement que portait ton père le jour où il m'a épousée... Je
voulais te demander de le porter le jour de ton mariage. Oumm Farwa marqua une pause. Elle poursuivit :
- Mon fils ! Puisque le destin en a décidé autrement, je souhaite que tu revêtes aujourd'hui ce vêtement de mariage, pour entreprendre le voyage dont on ne revient pas. La coutume veut que
le jeune marié teigne ses mains de henné... Je n'en ai pas, et tu n'en as d'ailleurs pas besoin, puisque tes mains seront bientôt couvertes de ton propre sang !
Revêtu des habits de noce de son père, Qasim en était le vivant portrait. Il embrassa sa mère, salua sa tante Zaynab, puis vint embrasser avec respect les mains de son oncle Houssein.
L'Imam Houssein eut à cœur de tenir lui-même la bride du cheval pendant que Qasim montait en selle. Il le salua de ces mots :- Qasim, je ne serai pas long à venir te rejoindre !
Qasim s'avança vers la horde hurlante. Quand il parla, le silence se fit. Son éloquence était celle de son grand-père, l'Imam Ali.
Les mots que portait sa voix juvénile faisaient baisser vers le sol les regards de ces brutes sans âme. Les vestiges de quelques qualités humaines étaient remués par le discours du jeune
homme à peine âgé de quatorze ans. Omar fils de Saad perçut le danger et, une fois encore, fit appel aux plus bas instincts des plus cupides de ses hommes de main pour faire taire la voix qui
réveillait quelques consciences.
Qasim se battit, puisqu'il fallait se battre ! Il se battit avec tant de fougue et tant d'habileté que son oncle Houssein, qui observait le combat de loin, neput retenir un cri d'admiration
! Plus un seul mercenaire n'osait l'affronter maintenant. Il avait beau les défier tous, tous se récusaient. Alors Omar fils de Saad ordonna de lancer l'assaut contre le jeune homme... Toute une
armée contre un enfant de quatorze ans à peine !
Des centaines, des milliers de poignards, d'épées, de lances, de flèches venant de toutes les directions, pour venir à bout d'un enfant!
Qasim, couvert de blessures de la tête aux pieds lança son dernier cri d'adieu à son oncle.
L'Imam Houssein sauta en selle et chargea, sabre au clair. Il se fraya un chemin au milieu de la horde de lâches, et seul le souvenir des charges de l'Imam Ali à la bataille de Siffine peut
donner une idée de la violence avec laquelle il mit en fuite l'armée du tyran. Dans leur course éperdue pour sauver leurs vies minables, les soldats de Yazid piétinèrent le corps sans vie de
Qasim. Quand le champ de bataille fut néttoyé de tous ces couards, et qu'il put enfin s'approcher de son neveu, l'Imam Houssein découvrit que le corps du garçon avait été déchiqueté en lambeaux
!
- Mon Dieu ! Qu'est-ce que ces lâches ont fait de mon Qasim ?
Il fallut un long moment à l'Imam Houssein pour se ressaisir. Il entreprit de rassembler les morceaux du corps de Qasim dans un morceau de tissu. Il chargea le paquet sur ses épaules
fatiguées, et c'est d'un pas pesant qu'il repartit vers le campement :
Mon pauvre Qasim ! Ta mère t'a envoyé au combat vêtu comme un jeune marié, et je te ramène à elle le corps coupé en morceaux !
En approchant du camp, il s'exclama encore :
- Mon Dieu ! A-t-on jamais vu un oncle transporter le corps de son neveu dans un tel état ?
Quand il mit pied à terre, l'Imam Houssein appela son frère Abbas. Il lui dit d'aller chercher les femmes. Il confia à Fizza, la servante dévouée deFatima sa mère, le soin de réconforter
autant qu'elle le pourrait Omm Farva et Zaynab, car le spectacle de !a dépouille de Qasim était bien de nature à les tuer. Fizza fit de son mieux pour les préparer à la vision cruelle. Puis elle
dénoua le macabre paquet.
Les hurlements d'horreur et les sanglots des femmes retentirent longtemps dans la plaine de Karbala.
L'Imam Houssein resta longtemps sans rien dire, le regard impénétrable, le cœur glacé. Abbas s'approcha :
- Mon Maître, c'est maintenant à mon tour de marcher au combat, comme ont fait tous les autres avant moi.
L'Imam Houssein ne répondit qu'après un moment, d'une voix douce :
- Oui, vraiment, c'est à Dieu que nous appartenons, et c'est à Lui que nous devons retourner !
Depuis sa plus tendre enfance, Abbas vouait une dévotion sans pareille à son frère Houssein. Un jour torride d'été, dans la Mosquée de Koufa, alors que lui-même était tout enfant, il avait
vu que Houssein avait les lèvres sèches. Il en avait conclu qu'il devait avoir très soif. IL était alors sorti en courant de la Mosquée, et était revenu aussi vite qu'il l'avait pu avec un
récipient plein d'eau fraîche, pour l'offrir à son frère. Dans sa course, Il avait éclaboussé ses vêtements, qui ruisselaient d'eau. De sa chaire, l'Imam Ali son père l'avait vu, et tant de
dévouement lui avait fait monter les larmes aux yeux. Plus tard, lorsque l'Imam Ali, mortellement blessé, avait réuni autour de lui ses enfants, il les avait tous confiés à la garde de son fils
aîné, Hassan. Tous sauf un, Abbas. Celui-ci, alors âgé de douze ans, ne comprenant pas pourquoi il était exclu de cette mesure de sollicitude, avait éclaté en sanglots. L'Imam Ali lui avait alors
dit d'approcher. Il avait pris sa main qu'il avait placée dans celle de Houssein, en disant :
- Houssein, je te confie cet enfant. Il me représentera le jour de ton Martyre, et il donnera sa vie pour ta défense et celle des tiens, mieux que je ne le ferais moi-même si j'étais encore
en vie ce jour-là.
Puis l'Imam Ali s'était tourné vers Abbas et lui avait dit avec tendresse:
- Abbas, mon enfant. Je connais ton amour sans bornes pour ton frère Houssein. Bien que tu sois trop jeune pour que l'on te parle de cela. le jour où cet événement se produira ne considère
aucun sacrifice trop grand pour Houssein et ses enfants.
- Soukeina s'approcha de son oncle Abbas. Une outre vide à la main. Derrière elle tous les autres enfants s'étaient rassemblés.
Ils pleuraient, ils gémissaient, tant la soif les torturait. Soukeina tendit son outre à Abbas:
- Mon oncle, je sais que tu feras tout ce que tu peux pour nous apporter de l'eau. Même si tu ne peux remplir qu'une seule outre, au moins pourrons-nous mouiller un peu nos gorges
desséchées!
Abbas prit l'outre plate, et demanda à l'Imam Houssein la permission d'aller chercher de l'eau pour les enfants. Ceux-ci le suivirent jusqu'à l'extrême limite du camp, et tant qu'ils purent
voir sa silhouette, ils restèrent là, sans bouger.
- Son épée dans une main, l'étendard de l'Imam Houssein dans l'autre, et l'outre attachée sur son dos, le fidèle Abbas s'élança à bride abattue.
Arrivé au bord du fleuve, il chargea les soldats qui se trouvaient là, et les mit en fuite. L'instant d'après il était dans l'eau jusqu'à mi-jambe ; l'instant suivant l'outre était remplie
d'eau fraîche. Il recueillit dans sa main un peu du précieux liquide, pour le porter à sa bouche et apaiser la soif qui ne lui laissait pas de répit ; mais, se ressaisissant, il rejeta l'eau
promptement. Comment pourrait-il en avaler une seule goutte alors que Soukeina et les enfants se mourraient de soif ?
Comment pourrait-il oublier que son Maître Houssein n'avait rien bu depuis trois jours ?
- Son outre pleine, Abbas se remit en selle, avec une seule pensée: apporter aussi vite que possible cette eau aux enfants qui l'attendaient dans la poussière brûlante. En le voyant galoper
vers le campement,
- les soldats de Yazid se dirent que si l'Imam Houssein et ses gens pouvaient se désaltérer si peu que ce fut, il serait difficile de les vaincre. Alors ils se ruèrent à sa poursuite. Abbas
se battit comme se battait son noble père, l'Imam Ali, le Lion de Dieu. La faim et la soif terribles ne l'empêchaient pas de semer l'effroi dans les rangs ennemis.
Puisqu'il n'était pas possible de venir à bout d'un tel adversaire en le combattant de front, les hommes de Yazid lancèrent sur lui une grêle de flèches.
Abbais n'avait plus qu'un souci : protéger coûte que coûte l'outre et la porter intacte au campement. Un ennemi perfide, jaillissant tel un diable de derrière une dune de sable, porta un
coup terrible tranchant net sa main droite. En un éclair Abbas saisi son épée de la main gauche, serrant l'étendard contre sa poitrine.
Le lion devenu infirme, les poltrons s'enhardirent. Ils vinrent plus près. encore plus près. Un coup d'épée blessa profondément le bras gauche. Abbas serra l'outre entre ses dents, coinça
l'étendard entre sa poitrine et sa monture, et força le barrage. IL n'était plus habité que par la pensée de Soukeina et des entants, qui avaient mis en lui tous leurs espoirs. Dans une prière
silencieuse, il supplia Dieu de l'épargner le temps de mener à bien sa mission.
Mais cela ne devait pas être. Une flèche transperça l'outre. qui se vida en peu d'instants. Une autre se ficha dans l'œil du héros désemparé par l'échec de son entreprise. Un coup mortel
fut asséné à Abbas par derrière, avec une massue de fer. IL chancela et tomba sur le sable brûlant.
Sentant la mort approcher à grande pas, Abbas appela L'Imam Houssein... Comme en réponse à son cri de détresse, il sentit sa présence à ses côtés.
IL ne voyait rien qu'un brouillard rougeâtre. car un œil avait été percé d'une flèche, et l'autre était noyé de sang. IL ne pouvait voir, mais il sentit son Maître s'agenouiller près de
lui, et soulever sa tête, et la poser sur ses genoux. Aucun d'eux ne parla pendant plusieurs secondes car tous deux étaient brisés par l'émotion. A la fin, l'Imam Houssein rompit le silence,
parlant d'une voix entrecoupée de sanglots:
- Abbas. mon frère, comment t'ont-ils traité...
- Tu es venu, mon Maître! Je craignais de ne pouvoir te dire adieu, mais Dieu merci tu es venu! Abbas laissa glisser sa tête sur le sable.
Tendrement l'Imam Houssein la prit dans ses mains et la remit sur ses genoux, lui demandant pourquoi il l'avait retirée.
- Mon Maître! Quand toi, tu rendras ton dernier soupir, personne ne sera près de toi pour prendre ta tête sur ses genoux, ni pour te réconforter.
C'est pourquoi il vaut mieux que ma tête repose sur le sable lorsque je rendrai l'âme, tout comme ce sera le cas pour toi-même. Et puis je suis ton serviteur et toi tu es mon Maître, et il
n'est pas convenable que je pose ma tète sur tes genoux. L'Imam Houssein regardait le visage de ce frère si dévoué, et il ne pouvait retenir ses sanglots.
- Mon Maître, je voudrais exprimer mes dernières volontés. Quand je suis venu au monde, ton visage est la première chose que j'ai vue, et je voudrais pouvoir le contempler encore à l'heure
de rendre l'âme. Mon deuxième souhait est que tu ne ramènes pas mon corps au campement. J'avais promis à Soukeina de lui rapporter son outre pleine d'eau, et je n'ai pu tenir ma promesse. Je
n'ose donc pas me trouver en sa présence, même après ma mort. Et puis depuis ce matin tu as subi tant d'épreuves, ô mon Maître, que je ne veux pas que tu épuises tes forces en transportant mon
corps.
Enfin je' ne veux pas que tu laisses Soukeina venir jusqu'ici. Je sais quelle affection elle éprouvait pour moi. Me voir dans cet état pourrait la tuer - Abbas, je te promets de respecter
tes dernières volontés. Mais moi aussi je veux te demander une faveur. Depuis ton enfance tu m'appelles, ton Maître. Au moins une fois appelle-moi ton frère !
-L'Imam Houssein nettoya le sang qui aveuglait l'œil resté valide. Les deux frères échangèrent un long regard d'adieu. Abbas murmura:
- Mon frère ! Mon frère ! Et avec ces mots il rendit le dernier soupir.